jeudi 23 juin 2022

Le défi écologique, et au delà. III. Outiller le futur


L’Homme rationnel                              La Personne intégrale 
Crédit : les silhouettes humaines sont celles de la plaque en aluminium doré
 
fixée par la NASA sur la sonde Pioneer 10 (1972).


Résumé : Le malaise actuel de nos sociétés se nourrit pour partie de notre incapacité à repenser le monde alors que les représentations que nous nous en faisions montrent leurs limites. Il est nécessaire d’étendre aux systèmes d’interactions – tels les écosystèmes - notre vision actuelle qui demeure trop braquée sur les systèmes hiérarchiques. Toutes les lèvres le balbutient comme un vœu pieux. Pour y parvenir, la data peut apporter l’outillage intellectuel qui manque encore, et son émergence est en cela aussi importante que celle de l’écriture.


Les Lumières sont un souffle qui porte la démarche scientifique et l’exercice de la raison, assises de l’humanisme européen et de notre république. Ce souffle est revendiqué comme vecteur historique de clairvoyance et de progrès. Pourtant, il nous a mené au pied de la muraille environnementale, ou du moins ne nous a pas permis de l’éviter. Le cartésianisme a fini par nous égarer avec sa soi-disant toute puissante raison humaine. Sur cette ligne, des encyclopédistes à Auguste Comte, s’est développée une démarche analytique et déductive que l’on croyait apte à saisir par ramifications la réalité du monde. Le présent nous montre que non.

Dans cet héritage de pensée, l’homme agit sur un décor qui ne réagit pas sur lui, le maître d’école transmet aux élèves qui en retour ne lui apprennent rien. Comme on cherche toujours sous le lampadaire, les Lumières n’ont éclairé qu’autour de l’humain, elles n’ont longtemps formé les esprits et forgé des outils intellectuels que pour servir l’idée d’un homme surplombant le monde par la raison. Le débat politique, économique et social ne s’est pas écarté non plus de ce lampadaire. Pendant qu’à l’Est Staline asséchait la mer d’Aral pour cultiver le lin et vêtir l’armée rouge, pendant qu’il décorait Alekseï Grigorievitch Stakhanov pour avoir extrait cent tonnes de charbon en six heures, chez nous Louis Leprince-Ringuet, commissaire à l’énergie atomique, membre de l’Académie française et du Collège de France, glorifiait dans ses œuvres de peintre du dimanche les usines et les centrales bien fumantes.

Il y a cinquante ans, René Dumont, écologiste avant l’heure, passait plus pour un savant excentrique que pour un lanceur d’alerte, et le médiatique commandant Cousteau, que les océans conduisirent aussi à l’Académie Français, qualifiait de blabla absurde l’idée que le dioxyde de carbone dégagé par l’activité humaine puisse influer sur le climat1.

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La question environnementale a popularisé récemment la notion de réseaux d’interactions, où chaque espèce et chaque composant de l’environnement influe sur tous les autres et réciproquement. Cette question fait constater qu’une petite perturbation de l’un ou l’autre facteur peut bouleverser l’ensemble, que les équilibres peuvent y être précaires, ou au contraire robustes, qu’ils peuvent être prévisibles, ou pas. Ces écosystèmes ne sont qu’un exemple de réseaux d’interactions parmi tant d’autres. Ces réseaux fondent notre vie au sein du noyau de chacune de nos cellules aussi bien que Ies interactions sociales, ce qui se passe sous nos crânes, ou les flux mondiaux marchands et financiers. L’interactivité du monde est restée longtemps un impensé scientifique et philosophique parce que nous demeurions sur l’idée d’un monde bien ordonné, depuis les récits bibliques jusqu’aux encyclopédies et la mécanique rationnelle. C’est seulement depuis un siècle que l’on perçoit les limites intrinsèques, les impossibilités, les incertitudes, les instabilités, les chaos cachés dans les modèles que nous construisions.

Autrement dit, notre démarche de connaissance commence à dater sérieusement face à la complexité du monde. Dans le cul de sac où nous nous trouvons, deux attitudes s’opposent. L’une est un certain nihilisme, que d’aucuns appellent post-modernisme, où « tout se vaut », faute d’y voir clair à travers le désenchantement ; cette attitude nourrit l’obscurantisme et le complotisme. L’autre est le rebond, et pour cela il faut s’équiper pour détecter des issues et poursuivre le chemin ; la data, encore émergente, doit être dans la poche « sciences » de notre sac d’explorateur, ses nouveaux paradigmes éclaireront les limites épistémologiques actuelles2.

Ainsi, les schémas de pensée du rationalisme incitent à ranger les individus dans des catégories (comme les CSP Catégorie Socio Professionnelle), des tranches (de revenu), des genres, et à par dessus tout à les situer par rapport à des normes. Parce qu’on n’a pas d’outils pour penser et faire autrement, on pense norme, normal ou d’anormal – moins qu’avant certes, mais encore bien trop. On réduit les citoyens à quelques dimensions pour parvenir à les administrer. Au contraire, la data, qui traite les paramètres par millions ou milliards, permettra de prendre en compte chacun à travers une multitude de facettes et d’interactions humaines, sociales et environnementales3. En ce sens, la data permettra d’« administrer » la personne humaine dans son intégralité, rejoignant l’anthropologie de la Personne intégrale, porté par l’Église catholique depuis le concile Vatican II, mais qui vaut indépendamment de toute croyance religieuse 4

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L’invention de l’écriture a permis d’externaliser la mémoire, et de la mettre en débat sur des bases partagées en mobilisant nos intelligences soulagées du par coeur. Ainsi on peut mieux débattre démocratiquement de l’interprétation des lois et de la jurisprudence quand les lois sont écrites.

Pour sa part, la data ouvrira au fil du temps à de nouveaux modes de pensée encore insoupçonnés, comme n’a cessé de le faire l’écriture depuis cinq mille ans. Elle permettra de maîtriser nos représentations du monde sous forme d’interactions, comme le cartésianisme nous a permis de maîtriser une représentation plus incomplète sous forme de hiérarchies.

En dehors des progrès scientifiques et technologiques incontestables qui lui sont dus, la data imprègne déjà notre quotidien mais ses paradigmes demeurent en suspens. Sur le plan sociétal elle aide au diagnostic et à la décision en simulant les conséquences complexes des options en discussion, ou en proposant de nouvelles. Elle permet de plus en plus d’externaliser ce que les scientifiques appellent l’intelligence faible, à savoir la capacité des machines à trouver de façon autonome un moyen de réaliser une tâche dont le but est exprimé de façon testable. Gagner au go, conduire une voiture, traduire un livre est de l’ordre de l’IA faible car on peut vérifier si l’objectif est réalisé5. La data permettra de libérer l’esprit humain de l’intelligence faible et facilitera la mobilisation du débat citoyen sur des sujets de fond.

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Chaque affirmation à l’emporte-pièce de cet article suscite immédiatement des objections qui obligeront à préciser, argumenter, nuancer. Ce sera fait de manière impressionniste, par petites touches, au fil des articles. Pour cela il faudra se familiariser aux bases conceptuelles de certains aspects de la data comme le deep learning afin d’en appréhender l’impact potentiel. Pour de multiples raisons la tâche est moins aisée que de décrire le levier, l’écriture ou la lunette astronomique. Le recul du temps et la matérialité à taille humaine font défaut; cela fait belle lurette que les enfants bricolent des leviers et voient qu’un bâton enfoncé en oblique dans l’eau semble se briser au niveau de la surface, ce qui donne une idée du principe des lentilles optiques. Avec le numérique tout est codé et manipulé au niveau d’un infiniment petit que l’on ne peut pas observer directement. Chacun arrive encore à se représenter ce qui se passe quand il s’agit de retoucher une photo, mais cela devient bien plus obscure quand il s’agit de l’apprentissage du jeu de go.

Une métaphore pourrait capter l’orientation de nos propos à venir. Les arguments s’accumulent en faveur d’une similitude des processus du deep learning avec le fonctionnement de notre cortex. On peut alors tenter une comparaison avec les engins de levage, basés eux sur le même principe que nos biceps . Il est facile de réaliser combien ces engins ont métamorphosé l’industrie et les services en libérant le corps de l’homme des tâches physiques les plus lourdes et lui facilitant ainsi l’accès à des modes de travail moins pénibles. On peut imaginer que la data, basée sur le même principe que notre cortex, libère la pensée de l’homme des tâches intellectuelles les plus basiques au profit de modes nouveaux de réflexion. La métaphore atteint vite ses limites comme on peut s’en douter, aussi est-ce à pas comptés que nous cheminerons dans cette direction.

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1Le « futur impossible », Rembob INA, LCP

2Sans prétendre pour autant toucher le fond des choses, la numérisation étant un filtre réducteur, contrairement à ce que soutiennent certains comme Nick Bostrom, Superintelligence, Quai des Sciences, Dunod ( 2017)

3Evitons d’emblée un malentendu. L’essentiel demeure de poser le débat démocratique au centre pour faire de ces outils des vecteurs d’humanisme et de liberté et non des Big Brothers. Le sujet n’est pas nouveau. Les régimes stalinien et hitlérien n’avaient que du papier, des crayons (et des armes) pour remplir leurs goulags et leurs stalags, la liberté est une question de politique, il est grave de se défausser en en faisant une question technique.

4Voir par exemple La notion d’éducation intégrale, pivot anthropologique de l’éducation catholique , François Moog, Transversalités 2017/2 (n° 141), pages 35 à 51

5Rendre les humains heureux ou surpasser en toutes choses les humains est hors de portée de l’IA faible, ces objectifs n’ont en fait aucune consistance scientifique, et personne ne peut en dire quoi que ce soit au nom de la science.


lundi 6 juin 2022

Le défi écologique. II. Un bug du Sapiens ?

Crédit image : capture partielle de la page 191 de Le monde sans fin


Peu de temps après la lecture de Pitron j’achetais pour mes petits-enfants Le monde sans fin de Jean-Marc Jancovici illustré par Christophe Blain1. Cette BD, succès mérité de librairie, met en scène l’ approche scientifique de l’écologie de Jankovici, qui est sans concession envers les incohérences de mouvements militants du secteur, ce qui ne lui vaut pas que des amis. Mais c’est par son introduction en fin d’ouvrage aux idées de Sébastien Bohler2 que je fis un lien avec mon rêve.

Selon Bohler notre obésité, infobésité, « consobésité » qui menace l’équilibre de la planète serait un héritage de notre comportement d’hominidé, câblé pour survivre à la pénurie permanente de tout et soudainement confronté à une profusion de tout. Du coup, l’essayiste scientifique prône une nouvelle quête de sens pour l’humanité, éclairée par notre jeune raison face à nos vieux instincts. Un peu comme si Depardieu se mettait à vivre comme Gandhi.

Pour le vulgarisateur des neurosciences, l’obésité est un bug de l’évolution. Il faut comprendre ce terme comme la propriété d’un programme qui n’est pas prévu pour fonctionner en dehors d’une certaine plage de données. C’est ainsi que la première Ariane 5 se scratcha. Des données de vol avaient dépassé le format de certains registres physiques de stockage. Pour Bohler le Sapiens serait en train de se scratcher parce que les hominidés n’ont pas été génétiquement sélectionnés par l’évolution pour fonctionner dans un contexte de surabondance.

Sur le plan darwinien, toutes les espèces héritent forcément de bugs, au sens de propriétés acquises par adaptation à un milieu donné qui s’avèrent inappropriées à un nouvel environnement. Nombre d’espèces disparaissent ainsi. Les hominidés ont vécu un ou deux millions d’années dans la disette, et leur cerveau s’est configuré pour les faire sauter sur tout ce qui se mange et l’engloutir aussitôt. Nous les Sapiens sommes donc programmés pour engraisser face à la soudaine société de consommation.

Dès lors, chaque occidental est confronté quotidiennement face à son frigo à l’angoissante question philosophique de la liberté. Sa jeune raison, que l’on situe généralement dans le néocortex, lui fait la leçon « attention à ta santé !» alors que son vieux striatum, jadis appelé cerveau reptilien, lui dit « vas-y profites en ! ».

On connaît la suite, l’industrie du régime, la tyrannie de l’image de soi, l’idéologie de l’orthorexie, l’anorexie du mannequinat.

L’infobésité, cette surconsommation de numérique, est une autre face de ce bug. Des études sur les macaques montrent que le cortex des mammifères supérieurs se dope aux interactions sociales, nécessaires à la survie du groupe face aux dangers et à la survie individuelle face aux autres membres du groupe. Quand le striatum prend le dessus, on reste scotché sur les réseaux sociaux. Le seul visionnage de porno dans le monde consomme plus d’énergie que l’ensemble des foyers français. Par contre, quand le néocortex l’emporte, l’usage du net comme formidable outil d’intelligence collective, à l’instar de Wikipédia, est considérablement moins gourmand. N’oublions pas que le web fut inventé dans cette intention par des chercheurs du CERN pour mettre en commun leurs expériences et leurs connaissances.

L’infobésité est elle-même le volet informationnel de ce que l’on pourrait appeler la « consobésité », la frénésie de consommation dictée par un striatum forgé par des millénaires de rareté. Pour les hominidés il n’y avait pas que la nourriture qui était rare, tout était rare. La population des tribus était réduite, la descendance était incertaine, il fallait sauter sur tout ce qui ressemblait au sexe opposé. Etre chef procurait des avantages considérables de ce point de vue en situation de précarité généralisée : on avait moins d’effort à faire pour obtenir quelque chose. Il fallait alors des complices pour garder son rang et des signes extérieurs pour afficher son statut. L’humain de ce siècle en a gardé le goût de la domination et du pouvoir.

A ce point, on se dit que la situation est désespérée. Difficile de contrer par la raison ce qui est inscrit dans notre ADN. Faut-il pour cela un régime autoritaire à la chinoise comme dans l’île aux Murailles de mon rêve ? Cependant, il est probable que les hominidés aient été confrontés à maintes dilemmes cruciaux alors que leur néocortex se développait, favorisé par l’avantage compétitif qu’il leur procurait. Et que leur plasticité cérébrale, leur capacité à élaborer des stratégies de survie, leur ait permis de s’adapter sans cesse de manière inattendue, comme sur l’île des Lumières. L’anthropologie en témoigne.

C’est là qu’intervient le troisième larron évoqué par Bohler, petit machin en forme de collier – d’où son nom3 -, le cortex cingulaire. Il semble être l’arbitre de nos conflits intérieurs entre le néocortex et le striatum, le chef d’orchestre du cerveau et le régulateur de nos comportements à coup de neurotransmetteurs et d’hormones, notre espace intime de débat et de délibération. De là à penser que, si l’on cherchait encore à localiser l’âme, on la logerait maintenant là...

Bohler y voit une piste pour une nouvelle quête de sens face à l’impasse écologique dans la quelle nous sommes empêtrés.

Tout cela ne me donne pas le dénouement de mon rêve, mais m’aide à comprendre pourquoi j’avais l’estomac barbouillé d’angoisse au réveil. 

Ne devons nous faire un pas de côté pour mieux penser et construire le futur ?

(A suivre)

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Nous verrons au fil des articles, que, comme ici les neurosciences avec l'écologie, la Data nous permettra de faire un pas de côté pour mieux penser les problèmes et construire le futur.

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1Dargaud, 2021

2Sébastien Bohler est polytechnicien, docteur en neurosciences, journaliste et essayiste. Ses vidéos sur le net introduisent bien les idées développées dans ses ouvrages.

3Beaucoup de parties du cerveau sont désignées par leur forme, faute de savoir à quoi elles servaient quand on les a découvertes.