lundi 6 juin 2022

Le défi écologique. II. Un bug du Sapiens ?

Crédit image : capture partielle de la page 191 de Le monde sans fin


Peu de temps après la lecture de Pitron j’achetais pour mes petits-enfants Le monde sans fin de Jean-Marc Jancovici illustré par Christophe Blain1. Cette BD, succès mérité de librairie, met en scène l’ approche scientifique de l’écologie de Jankovici, qui est sans concession envers les incohérences de mouvements militants du secteur, ce qui ne lui vaut pas que des amis. Mais c’est par son introduction en fin d’ouvrage aux idées de Sébastien Bohler2 que je fis un lien avec mon rêve.

Selon Bohler notre obésité, infobésité, « consobésité » qui menace l’équilibre de la planète serait un héritage de notre comportement d’hominidé, câblé pour survivre à la pénurie permanente de tout et soudainement confronté à une profusion de tout. Du coup, l’essayiste scientifique prône une nouvelle quête de sens pour l’humanité, éclairée par notre jeune raison face à nos vieux instincts. Un peu comme si Depardieu se mettait à vivre comme Gandhi.

Pour le vulgarisateur des neurosciences, l’obésité est un bug de l’évolution. Il faut comprendre ce terme comme la propriété d’un programme qui n’est pas prévu pour fonctionner en dehors d’une certaine plage de données. C’est ainsi que la première Ariane 5 se scratcha. Des données de vol avaient dépassé le format de certains registres physiques de stockage. Pour Bohler le Sapiens serait en train de se scratcher parce que les hominidés n’ont pas été génétiquement sélectionnés par l’évolution pour fonctionner dans un contexte de surabondance.

Sur le plan darwinien, toutes les espèces héritent forcément de bugs, au sens de propriétés acquises par adaptation à un milieu donné qui s’avèrent inappropriées à un nouvel environnement. Nombre d’espèces disparaissent ainsi. Les hominidés ont vécu un ou deux millions d’années dans la disette, et leur cerveau s’est configuré pour les faire sauter sur tout ce qui se mange et l’engloutir aussitôt. Nous les Sapiens sommes donc programmés pour engraisser face à la soudaine société de consommation.

Dès lors, chaque occidental est confronté quotidiennement face à son frigo à l’angoissante question philosophique de la liberté. Sa jeune raison, que l’on situe généralement dans le néocortex, lui fait la leçon « attention à ta santé !» alors que son vieux striatum, jadis appelé cerveau reptilien, lui dit « vas-y profites en ! ».

On connaît la suite, l’industrie du régime, la tyrannie de l’image de soi, l’idéologie de l’orthorexie, l’anorexie du mannequinat.

L’infobésité, cette surconsommation de numérique, est une autre face de ce bug. Des études sur les macaques montrent que le cortex des mammifères supérieurs se dope aux interactions sociales, nécessaires à la survie du groupe face aux dangers et à la survie individuelle face aux autres membres du groupe. Quand le striatum prend le dessus, on reste scotché sur les réseaux sociaux. Le seul visionnage de porno dans le monde consomme plus d’énergie que l’ensemble des foyers français. Par contre, quand le néocortex l’emporte, l’usage du net comme formidable outil d’intelligence collective, à l’instar de Wikipédia, est considérablement moins gourmand. N’oublions pas que le web fut inventé dans cette intention par des chercheurs du CERN pour mettre en commun leurs expériences et leurs connaissances.

L’infobésité est elle-même le volet informationnel de ce que l’on pourrait appeler la « consobésité », la frénésie de consommation dictée par un striatum forgé par des millénaires de rareté. Pour les hominidés il n’y avait pas que la nourriture qui était rare, tout était rare. La population des tribus était réduite, la descendance était incertaine, il fallait sauter sur tout ce qui ressemblait au sexe opposé. Etre chef procurait des avantages considérables de ce point de vue en situation de précarité généralisée : on avait moins d’effort à faire pour obtenir quelque chose. Il fallait alors des complices pour garder son rang et des signes extérieurs pour afficher son statut. L’humain de ce siècle en a gardé le goût de la domination et du pouvoir.

A ce point, on se dit que la situation est désespérée. Difficile de contrer par la raison ce qui est inscrit dans notre ADN. Faut-il pour cela un régime autoritaire à la chinoise comme dans l’île aux Murailles de mon rêve ? Cependant, il est probable que les hominidés aient été confrontés à maintes dilemmes cruciaux alors que leur néocortex se développait, favorisé par l’avantage compétitif qu’il leur procurait. Et que leur plasticité cérébrale, leur capacité à élaborer des stratégies de survie, leur ait permis de s’adapter sans cesse de manière inattendue, comme sur l’île des Lumières. L’anthropologie en témoigne.

C’est là qu’intervient le troisième larron évoqué par Bohler, petit machin en forme de collier – d’où son nom3 -, le cortex cingulaire. Il semble être l’arbitre de nos conflits intérieurs entre le néocortex et le striatum, le chef d’orchestre du cerveau et le régulateur de nos comportements à coup de neurotransmetteurs et d’hormones, notre espace intime de débat et de délibération. De là à penser que, si l’on cherchait encore à localiser l’âme, on la logerait maintenant là...

Bohler y voit une piste pour une nouvelle quête de sens face à l’impasse écologique dans la quelle nous sommes empêtrés.

Tout cela ne me donne pas le dénouement de mon rêve, mais m’aide à comprendre pourquoi j’avais l’estomac barbouillé d’angoisse au réveil. 

Ne devons nous faire un pas de côté pour mieux penser et construire le futur ?

(A suivre)

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Nous verrons au fil des articles, que, comme ici les neurosciences avec l'écologie, la Data nous permettra de faire un pas de côté pour mieux penser les problèmes et construire le futur.

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1Dargaud, 2021

2Sébastien Bohler est polytechnicien, docteur en neurosciences, journaliste et essayiste. Ses vidéos sur le net introduisent bien les idées développées dans ses ouvrages.

3Beaucoup de parties du cerveau sont désignées par leur forme, faute de savoir à quoi elles servaient quand on les a découvertes.