vendredi 3 mars 2023

Et à la fin le petit futé triomphe toujours du grand crétin



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Et à la fin, le petit futé triomphe toujours du grand crétin


Résumé : L’intelligence n’est pas plus l’apanage de l’humain que la force. En prendre pleinement conscience, loin de nous déposséder – nous sommes bien autre chose que des intelligences définissables -, nous permettra de tirer le meilleur parti de l’IA – que l’on nommera désormais IM (M comme machine) - une fois celle-ci autant dépouillée de magie que le sont les engins de chantier.


Notre chasse gardée de l’intelligence

On a jamais craint que la machine à vapeur supplantât l’espèce humaine, et on s’est réjoui au contraire que les engins soulagent nos biceps sur les chantiers1. On a jamais parlé à leur égard de « force artificielle », parce que l’on sait trop bien que nous sommes soumis à des lois de la mécanique qui sont universelles. L’avion n’a jamais fait craindre la disparition des oiseaux, et pour les mêmes raisons on a jamais parlé de « vol artificiel » parce que le vol est soumis aux mêmes lois de la dynamique des fluides et de la gravité, qu’il s’agisse d’un airbus ou d’un albatros. Pourquoi alors chaque performance d’intelligence artificielle suscite-t-elle encore des peurs et des fantasmes de « grand dépassement » de l’humain? Une comparaison de nos rapports à la physique et l’astronomie d’une part et à l’intelligence d’autre part peut aider à comprendre.

Les hominidés ont évolué dans un environnement où ils étaient dominés par la force des prédateurs, et ils ont survécu par le développement de leur intelligence. Tous les récits, petits ou grands, s’inspirent de cette narration, et la science actuelle le corrobore. Dans les histoires le grand crétin ne triomphe jamais du petit futé. Par la surface de notre cortex, par la parole et l’écrit, nous sommes les champions du traitement et de la communication d’informations dans le monde qui nous entoure, mais de là à s’arroger l’exclusivité de l’intelligence, il y a un gouffre qui fut pourtant allègrement franchi.

Une nouvelle révolution copernicienne

Sous le pouvoir des clercs, nous nous vivions en prise avec la vérité divine dans un monde créé pour nous. Les Lumières libérées de ce dogme nous conservèrent une place privilégiée en surplomb de l’univers. La science nous avait appris que la terre n’était pas le centre de cet univers, mais nous conservions l’exclusivité de l’intelligence. Il demeurait ainsi une certaine transcendance dans notre condition. C’est parce que cette idée demeure ancrée dans notre monde occidental que les intelligences machines nous dérangent.

De son côté, la science ne prétend pas capter la réalité profonde, elle est le développement par la communauté humaine de méthodes et d’instruments qui prolongent nos cinq sens individuels pour se constituer en un sens collectif, la connaissance scientifique, qui nous renseigne sur un environnement élargie au-delà de ce qui est directement perceptible. La science est réductrice, elle ne fait qu’approximer utilement le monde qui nous entoure.

En clarifiant les rôles respectifs de la science et de la condition humaine, la première révolution copernicienne a préludé aux Lumières. Loin d’enterrer la spiritualité, elle a permis son épanouissement (près de 3 milliards de terriens se déclarent actuellement judéo-chrétiens).

Si l’héliocentrisme ne fait plus débat, il fallut deux siècles pour que le modèle de Copernic s’imposât, grâce à la lunette astronomique, de savants calculs, et un arsenal mathématique millénaire. Et encore maintenant, sur tous les continents, une partie de la population croit que le soleil tourne autour de la terre 2.

Les choses prennent donc leur temps, et la deuxième révolution copernicienne, celle de l’intelligence, n’en est qu’à ses prémisses. L ‘approche scientifique de l’intelligence n’a émergé qu’il y a un siècle, avec la naissance des neurosciences3 puis les balbutiements de la cybernétique et de l’informatique. Ainsi commençons nous seulement à nous outiller pour instruire l’acceptation que l’humain n’est pas le dépositaire exclusif de l’intelligence, sans pour autant entamer ce qui fait le Sapiens, sa conscience, son esprit, ses arts, ses plaisirs, ses peines, ses luttes, ses espoirs, ses solidarités...

Notre intérêt naissant pour le comportement animal, popularisé il y a un demi siècle par Konrad Lorenz, s’affirme dans la reconnaissance de formes exotiques d’intelligence, comme celle des poulpes4. Nous devons aller jusqu’au bout de la démarche et entériner le principe que l’intelligence est une capacité omniprésente dans la nature, à travers les animaux, les plantes, les systèmes écologiques, les individus et les collectivités. Une telle humilité aurait peut-être pu nous faire éviter l’impasse écologique, et cette attitude nous libérera de la peur pour mieux traiter nos rapports à la nature et à nos machines intelligentes.

Une intelligence, des intelligences

Pour cela, il faut s’entendre sur ce que l’on nomme intelligence. Ce terme conserve une grande variété d’acceptions, de la plus restrictive, illustrée par la boutade prêtée à Alfred Binet, inventeur du QI : « L’intelligence, c’est ce que mesure mon test », jusqu’à la plus extensive, celle du docte dictionnaire de l’Académie française, et la multitude de celles des sciences humaines et sociales, qui empiètent souvent sur l’esprit humain dans sa globalité. Rien de plus facile que de mesurer l’intelligence au sens de Binet. Rien de plus difficile que d’étayer une définition philosophique de l’intelligence plutôt qu’une autre, face à l’impossibilité expérimentale de trancher. Dans le domaine des sciences expérimentables, un consens s’établit, au moins au sein des neuro et des data sciences, pour la définir comme « la capacité d’acquérir et d’appliquer des connaissances et des compétences pour atteindre un but précis5 ».

Une telle définition englobe les différentes instanciations de l’intelligence, dont l’intelligence humaine et l’intelligence machine. Dans ce dernier cas, on parle alors d’IA faible6. L’IA forte, que l’on trouve largement évoquée sur le net, serait pour sa part une IA capable « de tout », notamment de supplanter l’humain. Personne n’est capable d’en dire plus, mais cela fait les choux gras des marchands de peur et des manipulateurs transhumanistes7. L’IA forte étant un concept scientifiquement vide, nous ne considérons dans ce blog que l’IM (intelligence machine) au sens de l’IA faible.

Les lois de l’information sont universellement basées sur des concepts comme l’acquisition, la conservation et l’effacement d’informations, l’apprentissage, la causalité, l’inférence, la corrélation. il n’est dès lors pas étonnant de rencontrer des similitudes entre les systèmes qui les mettent en œuvre : notre système nerveux, les organisations présentes dans la nature et les machines que nous construisons, inspirées ou non de la biologie. Cela fera l’objet de prochains articles.

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1 Les légitimes craintes sur l’emploi et les rapports sociaux ne sont pas l’aspect traité ici.

2La proportion de la population croyant que le soleil tourne autour de la terre diminue, mais elle était encore de un quart aux USA en 2012 https://www.nsf.gov/statistics/seind14/index.cfm/chapter-7/tt07-08.htm

3Ce n’est qu’à la fin du 19e siècle que l’on disposa d’instruments d’observation permettant de soupçonner l’existence des neurones.

4Voir récemment « La Sagesse de la pieuvre » (My Octopus Teacher), film documentaire sud-africain réalisé par Pippa Ehrlich et James Reed, sorti en 2020 sur Netflix et qui reçut l’Oscar du meilleur documentaire.

5Intelligence artificielle : faut-il avoir peur du Terminator ? https://www.cea.fr/presse/pages/actualites-communiques/ntic/intelligence-artificielle-faut-il-avoir-peur-du-terminator.aspx. Cette définition est énoncée par Yann Le Cun lors d’un entretien avec Etienne Klein. Elle est développée dans « La Plus Belle Histoire de l’intelligence. Des origines aux neurones artificiels : vers une nouvelle étape de l’évolution ». Stanislas Dehaene, Yann Le Cun. Ed. Robert Laffont, collection La Plus Belle Histoire, 2018. L’article d’ août 2022 de ce blog est consacré à cet ouvrage.

6Ce sont des IA faibles qui laminent les humains aux jeux. ChatGPT, qui défraie la chronique début 2023, est une IA faible qui synthétise des réponses à coup de corrélations entre données encyclopédiques.