jeudi 26 mai 2022

La mitre à maître de Victor Ruiz-Huidobro

 

Crédits photos : Emilie Hirayama

Flânant dans cet ouvre-boîte de l’esprit, ce décapsuleur d’imagination qu’est le LaM (Lille Métropole Musée d'art moderne, d'art contemporain et d'art brut – ouf!), je fus happé par un objet étrange. Le nom de l’auteur n’était pas affiché, le personnel ne le connaissait pas, il me fallut fouiller dans le catalogue pour le trouver. C’était fin 2020, l’exposition « vois ce bleu profond te fondre ».

En ajustant ma vue à la minutie des détails, je me trouvais clinicien en blouse blanche interprétant les images du cortex d’un vieil instituteur, fournies par je ne sais quel TEP ou IRM du futur. Ce n’est sûrement pas ça, parce que malgré les avancées des toutes jeunes neurosciences, aucun chercheur sérieux ne l’envisage. J’étais plutôt devenu minuscule, explorant les méandres d’un cerveau de maître imprégné de 40 ans de passion. Oui, c’est sûrement ça.

Cet instit, c’est Victor Ruiz-Huidobro, qui fit toute sa carrière dans une école maternelle du 12e arrondissement de Paris. https://www.victor-ruiz-huidobro.fr/. Un papa nommé en école maternelle, déjà, ce n’était pas banal – et ne l’est toujours pas. Et cet objet muséal non identifié, c’est La mitre à maître , coiffe de fonction du maître d’école de la République. Tous les savoirs y grouillent, vivants. On remarque aussi la visière, qui protège des intempéries durant les surveillances de récréation.

Parmi les reportages à l’occasion du départ en retraite de Victor, celui de FR3 Ile-de-France vaut son quart d’heure . https://www.youtube.com/watch?v=Fs4287ARkF0

Les gamins sont baba devant cet héritier des hussards noirs de la république qui leur narre en pantoufles à pompons des histoires au passé simple et leur fait savourer le subjonctif. La classe conduit des projets collaboratifs de plusieurs mois. On vote, on arbitre, on compte, on joue, on écrit, tout cela joyeusement mélangé. Il n’y a pas de matières, pas de programme, pas de barrière, rien de ce qu’on fait n’a de dedans ni de dehors, on ne fait pas du français, ou du calcul, ou du jeu, de la poésie ou de l’instruction civique, on fait tout en même temps.

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Notre civilisation des Lumières pense, ordonne, hiérarchise, administre, organise tout sous forme arborescente. L’encyclopédie de Diderot et d’Alembert en est l’archétype, et Auguste Comte le théorisa dans le domaine des sciences : « Classer tous les phénomènes observables en un petit nombre de catégories naturelles disposées de manière telle que chaque catégorie soit fondée sur la connaissance des lois principales de la catégorie précédente, et devienne le fondement de l’étude de la suivante ». Il classa les sciences selon ce principe : mathématiques, astronomie, physique, chimie, biologie, sociologie, dans un ordre perçu comme une hiérarchie de noblesse de pensée, des sciences « dures » aux sciences « molles ».

Cela a conduit à une organisation de la recherche française en 41 disciplines scientifiques au CNRS et 81 dans les universités, organisées en autant de sections, avec parfois des sous-sections. Le terme « section » est évocateur. Il s’agit de couper les sciences en tranches. Chaque tranche élit ou nomme ses représentants, qui recrutent et promeuvent leurs pairs. L’historique du charcutage des frontières entre sections est riche en polémiques, chaque territoire défendant son identité, considérant que les bons (chercheurs) sont chez lui et les mauvais chez les autres.

Plus encore, le substantif « discipline », du latin discipulus, « élève », signifie à la fois les règles d’une communauté, la soumission de l’élève et la flagellation pour qui s’en écarte1. Et gare à l’interdisciplinarité, soupçonnée par les deux camps d’être une esquive. Ses flèches à double sens entre des sections embrouillent la belle arborescence et continuent de hanter les nuits de l’administration et de sa gestion de personnel.

Certes la philosophie, l’immunologie et la mécanique quantique n’ont a priori pas grand-chose à voir et il est commode de les distinguer. Dès la naissance, un enfant fait de même, ses circuits neuronaux s’organisent pour sortir les images du brouillard, distinguer le sourire et le regard de la mère. Tout cela est utile, nécessaire même. Mais vouloir réduire la réalité à des commodités est dogmatique. On s’émeut beaucoup d’une possible dictature des algorithmes sans se rendre compte que l’on est sous l’emprise bien plus rigide des arborescences.

Si tous les maîtres fonctionnaient comme Victor, loin de toute « discipline » et méthode pédagogique, peut-être que chacun aurait fait sienne la démarche humaine de pensée et de savoir, au-delà des étiquettes et des pouvoirs, peut-être que la science serait en débat et non en accusée, peut-être que les vérités alternatives ne fleuriraient pas.

Mais ce serait aussi la fin des sacro-saints programmes scolaires, pas deux lycéens ne connaîtraient les mêmes choses. Impossible donc d’organiser des concours républicains pour administrer hiérarchiquement le pays comme Napoléon nous a appris à le faire et qui valut à la France d’être sur tous les podiums parmi les plus grandes puissances du monde depuis plus d’un siècle. Mais c’est le passé, comme l’Empire Romain ou les dynasties chinoises. Et qui se rappelle les énoncés de chimie, de physique, de maths, qu’il a appris en classe ?

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Les récentes techniques d’apprentissage informatique outrepassent la méthodologie décrite par Comte. Elles laissèrent pour cela longtemps sceptique et leurs spectaculaires succès font encore débat. Le Deep Learning y figure au premier rang. Il est à la base d’applications célèbres : identification de visages et de scènes, voitures autonomes apprenant à conduire ou AlphaGo triomphant des humains au jeu de go. Cette technique est représentative de la Data2elle nécessite de gigantesques quantités de données d’apprentissage. Elle consiste à apprendre sans analyser3 , elle se base sur des masses de corrélations et d’interactions statistiques plutôt que sur la modélisation, les déductions et les hiérarchies de la pensée des Lumières. LBreton Yann Le Cun, pionnier du domaine, prix Turing (l’équivalent du Nobel en informatique), cite volontiers à ce sujet une boutade en cours dans sa communauté « Soit Dieu existe, soit le monde est structuré ». En effet les chercheurs conçoivent à tâtons des réseaux de neurones informatiques qui apprennent parfois mieux les humains en exploitant les structures cachées des problèmes sans qu’il soit besoin d’expliciter ces structures, au demeurant impossibles à analyser car possédant des milliers voire des millions de paramètres.

Comte et Le Cun sont les hérauts de deux approches de la connaissance, celle classique de la rationalité des Lumières et celle en devenir de la Data.

Les Lumières, en externalisant des cerveaux le savoir pour le coucher dans les livres d’école, ont favorisé le débat démocratique menant à la société occidentale.

Cependant, dans leur verticalité plaçant l’Homme seul au dessus de la pyramide, exempt d’effet le boomerang en retour de ses actes, elles n’ont pas vu venir le péril écologique, et nos démocraties sont aujourd’hui à la peine.

Nous argumenterons au fil des billets que la Data, en externalisant l’intelligence pratique dans des réseaux numériques d’interactions, outillera un nouvel essor du savoir, du débat démocratique et de l’humanisme, promesse d’une Renaissance des Lumières.

En attendant, La mitre à maître me fait davantage penser à Le Cun qu’à Comte.

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1Source : dictionnaire de l’Académie française, créée par Richelieu pour faire autorité sur la langue.

2La Data désigne usuellement le stockage et le traitement de grandes masses de données (le « nouveau pétrole »), telles que l’exploitent à des fin commerciales les GAFAM. Pour nous, ce terme englobera tous les aspects scientifiques du numérique, dont l’IA, et ses infrastructures.

3Peut-être comme le nouveau-né évoqué plus haut. Les neurosciences le laissent à penser.