jeudi 26 mai 2022

Mai 68. La raison buissonnière

 

Crédit : photo personnelle

Mai 68. J’y repense chaque fois que je prends un whisky. Les indispensables, clés, cartes, badges, s’entassent dans le tiroir, toujours entr’ouvert, au dessous du bar. Pèle-mêle avec les allumettes consumées, les trombones torturés, les punaises écrasées et autres condamnés à l’inutilité à perpétuité. Et aussi avec quelques vestiges, pourvu qu’ils soient petits. Parmi eux deux minces livres format A7, 74mm sur 105. Rouges, couverture plastique souple. « Le président Mao Tse-Toung sur la guerre populaire », mate, fait 59 fines pages. « Citations du président Mao Tse-Toung », brillant, en fait 210 et comporte un signet, un cordon rouge. Les deux bénéficient du même portrait du Grand Timonier, sépia pour le premier, colorisé pour le second, protégé par un papier calque. Comme jadis les images sacrées dans les missels.

A partir de là, je revois les foules brandissant sur le campus des nuées de petits livres rouges. « Les » étudiants faisaient la révolution de 68.

Quand les médias évoquent « les étudiants », ils ânonnent une dépêche ou un communiqué. On n’entend jamais « des étudiants manifestent » ou « des ouvriers » ou « des commerçants » mais toujours « les ». On comprend que « les » c’est tous alors qu’en réalité « les » c’est « des », ceux qui étaient là, parfois très peu.

Donc, « les » étudiants faisaient la révolution. Je n’ai jamais bien compris pour quoi. Triés par l’argent ou le mérite, les Trente Glorieuses leur assurait comme jamais un avenir enviable. Ils disaient que c’était pour les ouvriers, pour la justice sociale. Peut-être, il est vrai que Grenelle a fait du bien à beaucoup de gens. A Saint-Germain des Prés et sur le Boul’Mich’, c’était l’effervescence dans les cafés et sur les pavés. Les intellectuels refaisaient le monde pour les ouvriers, eux aussi. Lacan officiait salle U et V rue d’Ulm, un lieu saint. Lacan perçait les secrets du monde à travers les calembours (enfin, c’est que j’en ai retenu). Les examens devenaient des sévices masturbatoires imposés par l’ordre bourgeois, parce que examen = sexe-à-main. Ses produits dérivés faisaient fureur :

    - Comment vas-tu ? Yau de poêle.

    - Et toi ? La matelas.

Les Barfetti-confetti fleurissaient sur les campus lillois, tagués en grand. Bernard Barféty était le directeur du CROUS. Un type bien. Un humaniste qui faisait honneur au socialisme et à la société. Mais la rime était trop tentante, et le CROUS gérait les résidences universitaires. Or, les gainettes avaient disparu, les jupes raccourcissaient, les soutiens-gorge se raréfiaient, mais les filles et les garçons demeuraient logés dans des résidences séparées, avec des cerbères qui filtraient les allées et venues.

Je conçois que l’on ait fait la révolution contre ça, mais moi j’y trouvais un charme. Quand j’allais chercher une copine à la résidence des filles, le concierge l’appelait au haut parleur. Son nom résonnait dans l’immense hall jusqu’au bout des étages « Mademoiselle Machin, vous êtes demandée à l’accueil ». Il y a cinquante ans, on distinguait encore soigneusement le Mademoiselle du Madame, et Mademoiselle chantait comme une promesse. La demoiselle se faisait attendre juste ce qu’il faut, et descendait avec juste l’empressement qu’il faut les marches du monumental escalier double dont les courbes dessinaient un coeur. Clemenceau disait qu’avec les femmes, le meilleur moment était quand elles montent l’escalier. Il parlait des maisons closes bien sûr, comme il se devait à cette époque. Pour moi c’est quand elles le descendaient.

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La génération des soixante-huitards pouvait se permettre tous les rêves et les excès de la jeunesse, gages d’une société qui espère. De nos jours, on vit dix ans de plus, moins rudement et moins dangereusement quoiqu’en ressentent les gens. On meurt six fois moins sur la route. Chaque jour le lendemain s’annonçait meilleur. On travaillait dur pour l’achat d’un lave linge, d’une voiture, d’un logement, qui apportait plus de liberté et de confort. Les enfants faisaient mieux que leurs parents.

L’ascenseur social fonctionnait à plein régimeil est maintenant en panne, les jeunes ne peuvent plus oser l’insouciance. Les baby boomer comme moi ont été une génération privilégiée, comme jamais avant. Et comme plus jamais, les arbres ne grimpent pas jusqu’au ciel. Un sort meilleur s’annonçait pour les enfants. Nous devons régler la facture et encourager les jeunes à imaginer et débattre et pour construire un bel avenir autrement.

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Le terme "informatique" venait d'être accepté par l'Académie française.